L'ambitieux tailleur de pierre

Histoire recueillie et adaptée par Philippe SOUPAULT et Ré SOUPAULT

Source : 1001 histoires, Histoires merveilleuses des 5 continents Tome 1, édition Seghers


             Un tailleur de pierre se rendait tous les jours au pied d'un grand rocher de la montagne pour en détacher des fragments dont il faisait des pierres tombales ou des murs de maisons. Il connaissait toutes les sortes de pierres et leurs différentes utilisations, et comme c'était un excellent artisan, sa clientèle était nombreuse et assidue. Ainsi, pendant longtemps, il vécut heureux, ne souhaitant rien de plus que ce que la vie lui accordait.
             Or, dans la montagne vivait un génie qui, de temps en temps, apparaissait aux hommes pour les aider de toute sa puissance. Le tailleur de pierre n'avait jamais vu ce génie et quand les gens en parlaient devant lui, il haussait les épaules parce qu'il ne voulait pas croire à son existence. Un jour, le tailleur de pierre se rendit chez un riche seigneur des environs pour lui livrer une pierre tombale. Les merveilles qu'il aperçut dans le palais l'empêchèrent de dormir. Du jour au lendemain, son travail lui paru pénible, sa vie terne et sans joie.
---Ah, si j'étais riche, pensait-il, je dormirais dans un lit à baldaquin orné de soie brodée, frangée d'or, et comme je serais heureux!
            Une voix lui répondit:
---Ton vœu a été entendu. Tu seras aussi riche que tu 1’as souhaité!
             En entendant cette voix, le tailleur de pierre s'arrêta de travailler et regarda autour de lui. Mais il ne vit personne. Croyant être le jouet d'une illusion, il ramassa ses outils, prit le chemin du retour car il n'avait plus de cœur à l'ouvrage.
            En arrivant devant sa maison, il s'arrêta, ébahi. A la place de la petite hutte, où il avait vécu, s'élevait un palais magnifique, orné de meubles précieux et d'un lit splendide, exactement semblable à celui qu'il avait tant admiré.
             Le tailleur de pierre laissa éclater sa joie. Il entra dans le palais et y vécut en jouissant de ses richesses. Il oublia bientôt la pénible existence qu'il avait menée jusqu'alors.
            L'été commençait à peine et déjà le soleil impitoyable brûlait la terre. Un matin, la chaleur était telle que le tailleur de pierre décida de passer la journée dans son palais, derrière des volets clos. Comme de sa fenêtre il observait le trafic de la rue, une petite voiture vint à passer, traînée par des laquais vêtus de costumes bleu et or. Dans la voiture, un prince était assis. Un laquais tenait au-dessus de sa tête une ombrelle pour le protéger du soleil.
---Ah, si j'étais prince, soupira le tailleur de pierre, je roulerais en carrosse et je serais protégé du soleil par une ombrelle de soie: comme je serais heureux!
             Le génie de la montagne répondit:
---Ton vœu a été entendu. Tu seras prince.
            Et il devint prince. Son fauteuil fut précédé d'une compagnie de soldats et suivi d'une autre, et des laquais en livrée rouge et or le portaient tandis qu'un autre laquais le protégeait des rayons du soleil en tenant au-dessus de sa tête l'ombrelle de soie qu'il avait tant désirée. Tout était selon ses plus chers désirs. Mais il n'était pas encore content. Regardant autour de lui, il vit que les pelouses de son jardin, pourtant copieusement arrosées, séchaient au soleil et que, malgré l'ombrelle, son visage brunissait un peu plus chaque jour. Alors, en colère, il s'écria:
---Le soleil est plus fort que moi! Ah si seulement j'étais le soleil!
             Le génie de la montagne lui répondit:
---Ton vœu a été entendu. Tu seras le soleil!
            Et il devint le soleil, fier et tout-puissant. Il darda ses rayons vers la terre et vers les cieux. Et sur la terre tout le dessécha, les arbres et les plantes, les visages des riches. Comme ceux des pauvres. Il se plaisait à manifester sa puissance, et son orgueil ne connaissait plus de bornes. En contemplant la grande sécheresse qui ravageait la terre, se sentait le plus fort.
            Mais, lorsqu'un nuage passa devant lui, protégeant la terre, la colère le saisit à nouveau:
---Un nuage peut vaincre mes rayons? Il est donc plus fort que moi ? Ah, si j'étais nuage, c'est moi qui serais le plus fort!
            Le génie de la montagne lui répondit:
---Ton vœu a été entendu. Tu seras nuage.
            Et il devint nuage, flottant entre le soleil et la terre, et retenant ses rayons meurtriers, à sa grande joie, la terre se couvrit de verdure et de fleurs.
            Après avoir joui de sa victoire, il voulut exercer aveuglément son pouvoir. Pendant des jours et des semaines, il versa de la pluie, faisant déborder les fleuves, inondant les rizières, saccageant villes et villages sous des torrents d'eau. Seuls les rochers de la montagne demeuraient impassibles. Le nuage, en les voyant toujours aussi calmes et majestueux, s'écria:
---Le rocher est donc plus fort que moi ? Ah, si seulement j'étais un rocher!
            Le génie de la montagne lui répondit:
---Ton vœu a été entendu. Tu seras rocher.
             Et il devint rocher, fier et majestueux, méprisant l'ardeur du soleil aussi bien que la pluie.
---Je suis vraiment très fort, se dit-il satisfait.
             Cependant, un jour, il entendit un bruit curieux et, regardant à ses pieds, il vit un tailleur de pierre qui l'attaqua avec un pic ! Et au moment où il le regardait travailler, un énorme bloc de pierre se détacha et alla rouler dans la plaine.
            Dans sa colère le roc s'écria: « Ah, un faible enfant de la terre est plus fort que moi, pourquoi ne suis-je pas un homme! »
             Le génie de la montagne lui répondit:
---Ton vœu a été entendu. Tu redeviendras un homme.
            Et il redevint un homme. Il reprit le métier de tailleur de pierre. Il se rendit tous les jours au pied d'un grand rocher, de la montagne pour en détacher des fragments. Il en fit des pierres tombales et des murs de maisons. Il alla les vendre aux riches et aux princes, bravant le soleil et la pluie. Le soir, il quittait la montagne pour rentrer dans sa petite hutte. Sa couche était dure et sa table peu garnie, mais il avait appris à s'en contenter, et il ne songea plus à être autre chose que ce qu'il était.